Jamais tranquille ! [libre]

Gary laissait tranquillement parler l'hybride tout en inspirant par intervalles successifs et irréguliers le tabac de sa cigarette et en rejettant la fumée noirâtre qui s'en dégageait. Le démon écoutait l'hybride avec une attention très particulière, silencieux il semblait hypnotisé par ce qu'il disait ; il regardait sans cesse son interlocuteur avec une aménité fausse et pourtant tranquilisante.
Un cliquetis sec retentit dans la pièce engorgée de poussière et de vieilleries ; Gary venait d'ôter la sécurité de son arme, perturbant ainsi le discours, certes court, mais très aventureux de l'hybride. Sans même réagir ne serait-ce qu'en dissimulant un sourire sadique et distendu par l'excitation, le démon inspectait du regard le lieu où lui et son "acolyte" venait de se réfugier. Il avait l'impression que toutes les scories du passé, matérielles ou éthérées, avaient élu domicile dans ce débarras, ce taudis insalubre, parfait pour un scénario macabre...Il y songeait...passiamment...Sur sa chaise décrépite.

Puis, dans la quiétude la plus imperturbable, le démon avança sa tête sur le centre de la table éclairée par la lumière morne de la nuit et répliqua :

- Je n'allais sûrement quitter pareille aubaine de te laisser t'enfuir si facilement, sans punition en retour. Et laisser cette bête s'initier en notre si joyeuse coalition aurait-été très dommage pour moi...la soirée en aurait-été que plus morose tu ne trouves pas ?

Hreidmarr reprenait un ton plus amical mais il fallait se méfier car il devait préparer une petite surprise...il reprit :

- Tu dois bien avoir nom, toutes les putes ont un nom...

Le démon pensait vraiment que son voisin de table était un prostitué, vu son accoutrement quelque peu provocateur...

Miya ?! Le démon ne put retenir son effervescence en apprenant le patronyme du jeune hybride et un sourire narquois se dessina brutalement sur son visage fardé de blanc. Ce sale garnement ne manquait pas de culot pour ainsi tutoyer le vieil esclavagiste ! Et le plus stupéfiant se lisait sur son attitude impavide et totalement dévergondée...Il devait forcément avoir une particularité qui échappait à Hreidmarr.

A se contempler avec tant de dégoût, les deux hommes devaient provenir de milieux différents. Gary, vieux démon sybarite et puritain, semblait découvrir là tout le revers des bas-fonds de Memphée et Miya, jeune hybride désenchanté, semblait reconnaître là tout l'avilissement de l'aristocratie Memphéenne...Des deux extrémités de la table se tenaient déjà des ennemis farouches.

Gary étant, malgré son arrogance démesurée, une personne prudente et lucide, il s'investit correctement sur sa chaise pour considérer de plus près son "drôle d'oiseau". Il était pourtant difficile de distinguer quelques symboles pertinents avec tant de fumée ; les deux hommes fumaient, dégageant par inadvertance un nuage dru et suffoquant dans la resserre.
Ainsi donc, pour en connaître davantage, fallait-il commencer par une discussion...civilisée. A son aise, Miya demanda le nom de l'esclavagiste tout en précisant, par amour-propre, le véritable emploi qui le secondait. Amusé par sa répartie pleine de verve, Gary dit, dans un sa voix grave et monotone :

- Tu ne peux pas comprendre à quel point je me contre-fiche de tes activités professionnelles...Et mon nom c'est Gary Machiavel, chéri d'amour....

Reprenant sa cigarette avec enthousiasme, le vieux démon fit apparaître son arme imposante pour la poser sur un coin de la table, puis, décidé à ménager un tant soit peu son interlocuteur, il sortit sa bourse pour en extraire une pièce de 50 dives.
Le visage émacié par un mélange de crispation, de jouissance sadique et d'excitation perverse, l'esclavagiste fit rouler la pièce devant l'hybride. Grisé, il déclara :

- Maintenant que je t'ai acheté, je veux être un client satisfait. Ainsi, je te donnerai une pièce de 50 dives à chaque fois que les réponses apportées à mes questions seront à mes yeux pertinentes. Coopères-tu ? Toutes les putes ont besoin d'argent, non ?

Menaçant, Hreidmarr laissa apparaître ses dents fines et blanches derrière les traits étriqués de son imposante bouche.

Gary avait toujours haï les hybrides pour la maudite raison de leur avilissement. Ils étaient abjectes et souillés, il fallait les décimer aussi vite qu'on les avait créés. Mais la tâche n'était pas tant aisée qu'on eut pu l'imaginer, car dans les rangs des officieux, on voyait en eux les parfaits martyrs, mais aussi les grands révolutionnaires de ce temps. Côté démoniaque, ces monstruosités aux pouvoirs démérites ne représentaient que le succédané d'une arme biologique inventé par les scientifiques.
Au début, les démons avaient pensé judicieux de placer l'avancée technologique au centre du potentiel économique de Memphée, pour rendre les défenses de la cité impénétrables. Même si les anges ne projetaient pas d'attaquer directement la ville, les démons voulaient prendre de l'avance sur Aethernys pour être certain de contrôler l'issu d'un éventuel combat. Et, tandis que les relations diplomatiques entre officieux et démons s'intensifièrent dans le bon sens du terme, les scientifiques eurent la sottise de réclamer un nouveau projet de loi, pour "légaliser" en quelque sorte le fruit novateur de leurs expériences. Quoiqu'il en fut, cette réclamation fut acclamée de divers éloges - certains voyant dans la rhétorique de ces fous de quoi attirer l'estime du peuple pour avoir soutenu pareille aubaine et, par conséquent, préserver leurs sièges dans l'assemblée des asservisseurs - et le projet "Hybride" suivit son cours normal dans la périphérie. Mais Gary pensait que les relations avec les officieux étaient davantage bénéfiques et beaucoup moins aventureuses que le projet des scientifiques...Il pensait qu'une alliance avec les anges déchus aurait été suffisante pour affaiblir significativement l'emprise d'Azarel sur Aethernys et, de ce fait, rendre possible une éventuelle expansion coloniale dans les terres angéliques ; les officieux auraient fait office de missionnaires au sein d'Aethernys et de "guérillas" pour rendre les forces locales impuissantes.
Cependant, contemplant avec réticence l'ouvrage des démons sur les hybrides, les officieux, qui entretenaient l'aversion de l'esclavagisme, durent se résigner à refuser l'offre d'alliance avec les démons ; ils mirent par ailleurs un terme décisif à toutes les relations pacifiques avec Memphée.
Plus tard, l'anarchie avait démembré la périphérie et ce lieu devint en quelques jours le plus dangereux de la capitale. L'incompétence et les illusions scientifiques ont fini par réformer l'ensemble de la politique de la ville...A présent, les deux mondes étaient égaux en force.

Voilà pourquoi Gary s'était toujours opposé à cette folie, les risques étaient beaucoup trop importants. Les hybrides avaient contracté une sorte d'invincibilité et chacun possédait un pouvoir qui lui était propre - la plupart du temps à caractère destructeur et offensif -.
Le temps était révolu et bien que le chaos ait englouti la périphérie à cause de ces individus, la ville n'en avait été que très peu affligée.

Gary s'immobilisa un instant, devenant ainsi moins agité et plus sérieux. Le refus assez catégorique de Miya l'avait fait réfléchir sur toute cette sombre histoire et...Peut-être bien que l'hybride pouvait servir à quelque chose en fin de compte. Il savait pertinemment que ces monstres ne pouvaient pas mourir, même avec une balle entre les deux yeux...Pourquoi pas la jouer fine ?
Une idée merveilleuse se mit à rayonner dans ses yeux et, décidé, il frappa impitoyablement son cigare contre le rebord de la table pour l'éteindre. Les mains bientôt jointes, il dit à Miya :

- Je représente certains intérêts au centre-ville et je recherche quelqu'un pour des services...particuliers. Bien que ceux de ton espèce soient l'archétype même de l'ineptie de notre ère, je ne peux pas sous-estimer ta puissance...Incontestable. En outre, je serai prêt à parier que tu as besoin d'argent, n'est-ce pas ?

Bien qu'au sein de l'aristocratie, rien ne soit caché, Gary était un magouilleur de premier ordre. Ce qu'il venait de proposer à Miya devait être considérer à plusieurs reprises.